and I made a book about it, interviews with dutch designers
Book with the interviews of twelve dutch designers: Joost Swarte, Max Kisman, Cobbenhagen Hendriksen, De Designpolitie, Ben Bos, Lenoirschuring, Mevis & Van Deursen, Joost Grootens, Peter Bil’ak, Karel Martens, Patrick Doan and Martin Majoor
fr/en Karel Martens
31-10-13
mené avec Ben Clark
Commençons par vos obsessions graphiques : d’où viennent t-elles et comment le vivez-vous ? Par exemple, vos systèmes de nombres et les couleurs qui sont de véritables constantes dans votre travail…
Au départ, je n’avais pas en tête de devenir graphiste. Je voulais étudier les mathématiques. J’étais vraiment intrigué par le côté mystique des nombres. J’ai eu un très bon professeur au lycée, qui parlait des nombres comme de la poésie. Les nombres ont donc pour moi quelque chose de très intrigant. J’aime aussi beaucoup analyser les choses, qu’est-ce qui est le plus minuscule dans la vie, par exemple ? Si vous associez ces deux choses alors oui, on peut parler d’obsession.
Mais comment les mathématiques vous ont-ils conduit au graphisme ?
Je ne pouvais pas aller à l’université car j’étais dyslexique. À cette époque, ma sœur étudiait dans une école d’art à Arnhem. J’avais déjà fabriqué des lampes et fait quelques dessins. Elle m’a conseillé d’aller dans cette école et j’ai suivi son conseil. Je suis vraiment content d’y être allé, parce que je déteste les écoles, mais cette période a été une sorte de répit pour moi.
Mis à part votre style, quels sont les principes élémentaires qui guident votre manière de travailler ?
La curiosité est un très bon moteur. Je suis également intéressé par la cinétique. À mes débuts, je voulais absolument donner du mouvement au papier, j’ai eu alors recours aux illusions d’optique. Dans notre profession, l’illusion est incontournable. Je pense que les gens sont réceptifs aux illusions, de manière générale : par exemple, on espère toujours que le soleil va briller plus tard ou je ne sais quoi d’autre. Et puis il y a les contraintes, comme celle du budget, lequel est toujours trop restreint. Il vous faut rivaliser d’inventivité, explorer d’autres possibilités. Avant, quand vous alliez voir un imprimeur, vous ne pouviez en général choisir qu’entre trois typographies (de corps 24, 8, 9 ou 6) et il y avait toujours des typographies qui ne vous plaisaient pas. Maintenant, comme vous le savez, quand vous lancez votre Macintosh, vous pouvez choisir parmi 2 560 typographies et parfois davantage… Le choix devient difficile ! Mais lorsque vous êtes contraint, lorsque vous n’avez que deux éléments, c’est plus stimulant d’arriver à en faire quelque chose et d’en tirer le meilleur.
À quel point vos expériences sont-elles motivées par le but de faire surgir la beauté ou des choses intéressantes ? Ou est-ce juste pour le plaisir de faire des expériences ?
Je ne cherche pas tellement à faire de jolies choses. Si j’obtiens un beau résultat, c’est souvent par erreur, au terme de mes essais. C’est très bien de faire des erreurs. Je me rappelle de la première fois que je me suis servi de mon Macintosh. Au début, l’espacement et la taille du caractère étaient fixes. La première manipulation que j’ai faite, de manière accidentelle, a été de choisir un mauvais espacement, la taille du caractère est devenue tellement grande que le texte ressemblait à une image. On se dit alors : « Comment puis-je l’exploiter ? », c’était surprenant. Et il y a, à mon sens, une autre notion importante dans notre profession : la distinction. Il faut faire quelque chose de neuf. Je ne dis pas que je suis capable de réinventer les choses mais c’est ce que j’essaye de faire. Je pense que nous devons aller plus loin. J’ai foi en l’avenir et j’espère qu’il finira par embellir notre vie.
Vous avez dit que « l’idée prévaut sur la forme et qu’elle devrait la précéder ». Pouvez-vous imaginer que quelque chose de laid résulte d’une bonne idée ? Ou une bonne idée mène-t-elle forcément à une jolie forme ?
Ma période de formation coïncide avec l’émergence du mouvement moderne : je ne crois donc pas à la forme sans son contenu. Je pense que chaque forme a un contenu, même si elle est laide. La forme exprime une manière de penser. Il y a eu une grande discussion aux Pays-Bas, entre Wim Crouwel et Jan van Toorn, à propos de la forme et du contenu. Je crois que Jan van Toorn prétendait délivrer du contenu et qu’il a dit que Wim Crouwel était trop préoccupé par la forme. Mais en réalité, il était davantage esthète que Wim Crouwel. Je pense que le contenu de Wim Crouwel a peut-être plus de valeur parce qu’il était davantage guidé par sa curiosité et l’envie de travailler avec des choses nouvelles. La beauté est sans doute ce qu’il y a de plus important dans la vie. Et dans le design également. C’est en tout cas ce que je crois. Mais à vrai dire, il est impossible de créer de la beauté consciemment. Elle peut survenir par accident. Il est évident que vous pouvez apprendre à partir de ce que vous faites. Mais pour moi, chaque fois que je vois quelque chose de beau et qui me plaît, que je sens que c’est fort, c’est quand les gens ont eu de l’audace. Le « carré » de Malevitch est très important dans ma vie. J’ai grandi dans un petit village. Un professeur m’a dit un jour, à propos de ce « carré » : « Regarde comme c’est beau », mais je ne percevais pas la beauté de celui-ci. Ce n’est qu’après, soudainement, que j’ai découvert sa beauté. Mais cette beauté tenait plus ou moins au fait que quelqu’un avait osé faire autrement, faire un pas en avant. Cependant, ce n’est plus comme ça aujourd’hui, on peut faire un carré mais celui-ci n’aura aucune valeur. Mais celui de Malevitch me propose un autre regard sur le monde.
Le design est une affaire de choix. Dans quelle mesure vous fiez-vous à votre instinct ou à votre expérience ?
Je pense qu’il est important de faire appel à son expérience mais quand on est jeune on en a peu. Mais même si c’est plus facile avec l’âge, ça reste ardu. Faire des choix n’est pas difficile en soi, c’est d’être certain de faire le bon choix qui l’est. En particulier quand on essaye de faire quelque chose de nouveau. J’ai découvert que mes étudiants étaient toujours en quête d’approbation, du paradis, que Dieu leur dise « Ce que tu fais est bien ». Mais il n’y a personne, vous devez le découvrir par vous-même, par l’expérimentation. C’est merveilleux de voir des enfants jouer. Je me demande à quel moment de sa vie on perd cette faculté. Je crois qu’il faut que chacun trouve sa manière de faire les choses de manière détendue. En général, on cherche trop loin. Je me souviens pourtant qu’à mes débuts, je pouvais poser un travail sur la table, prendre une cigarette et le regarder pendant des heures et des heures. Mais ça ne fonctionne pas, bien sûr. C’est ce que j’ai découvert après. Mais on aime attendre jusqu’à ce que l’on soit satisfait de son travail. Je pense que la meilleure chose à faire pour créer de belles choses, c’est de rester amateur. Ce n’est pas facile de nos jours, en particulier avec l’enseignement du design.
Quelle importance accordez-vous aux détails ?
J’y accorde toute mon attention. Pour moi, tout a son importance. Qu’il s’agisse d’une grosse commande bien rémunérée ou d’une carte de visite pour un de vos voisins. En architecture, quand vous voyez une construction de Mies van der Rohe et que vous allez aux toilettes, c’est même un plaisir d’y rester. Maintenant, par exemple ce bâtiment est certes magnifique, mais il n’y a aucune attention faite aux détails. Je ne peux même pas y ouvrir une fenêtre. C’est fait pour l’architecte. Mais dans notre profession, il y a déjà des détails. Un timbre poste, à côté d’un immeuble ou d’un livre, c’est un détail en lui-même.
Quel avenir pressentez-vous pour l’imprimé ? Peut-il subsister à l’ère numérique ?
Je pense qu’il ne cessera jamais d’exister. Beaucoup ont craint que le livre ne disparaisse avec l’arrivée d’Internet. Mais leur quantité n’a cessé de croître, je reçois tellement de livres tous les jours que je ne sais même plus quoi en faire. L’ordinateur est néanmoins plus adapté à certains types d’informations, c’est plus facile et plus léger. Cette « boîte » peut contenir à elle seule une bibliothèque entière. C’est incroyable et d’une certaine manière c’est merveilleux. Mais ce n’est pas ce qu’on attend d’un livre, un livre c’est quelque chose de différent, il propose une autre expérience. Chacun a ses avantages.
Étant donné que le graphiste fait du design pour le futur, doit-il se tenir au courant des technologies et les utiliser ?
Que vous aimiez ça ou non, vous êtes un peu obligé de faire avec. Autrement, vous risquez d’être laissé sur le bord de la route. J’ai eu la chance de grandir au temps de la typographie de plomb, tout était imprimé. Beaucoup de designers, avec leurs critères de beauté, ont arrêté de faire du design quand la typographie de plomb a disparu. Cependant, quand on continue à idéaliser le passé, il n’a alors plus de valeur. Même s’il est attractif, il n’est pas actualisé avec l’époque et l’ambiance actuelle. On est en quelque sorte en train de le nier, de fermer les yeux sur cette réalité.
Il en va donc de la responsabilité du designer de continuer à utiliser ces vieilles techniques.
Pour moi oui, mais tout le monde ne partage pas mon avis. D’autres personnes ont sans doute d’autres motivations. La mienne ne vaut pas plus que celle d’un autre, mais c’est en tout cas une de mes certitudes.
Vous avez dit que l’« on ne peut faire du bon travail que si le commanditaire et le designer se comprennent l’un l’autre […] et que de plus en plus, ces gens qui gèrent ces compagnies ne sont plus intéressés à l’idée d’être des partenaires dans une telle aventure »(1), mais qu’ils ne s’intéressent plus qu’au profit.
Quand le commanditaire n’est pas d’accord, qu’il n’est pas sur la même longueur d’onde ou qu’il a une autre manière de penser : arrêtez tout. Je vous le conseille par expérience. Un travail réussi est le fruit d’une collaboration entre le commanditaire et le designer, quand chaque partie a besoin de l’autre, qu’elles se comprennent mutuellement et qu’elles partagent un but commun. C’est plaisant quand on peut instaurer cet état d’esprit avec des gens de sa génération, cette égalité. On a parfois à faire à des gens qui lisent trop de livres de marketing et qui ne jurent que par eux. Ils ne s’imaginent pas que d’autres approches puissent exister, que le design n’est pas une formule. Bien des fois, j’ai dû dire que « j’étais désolé, mais que nous ne faisions pas partie du même monde ».
Êtes-vous en train de dire que le graphiste cède ?
Oui, mais on ne peut pas être en désaccord avec soi-même. Je suis physiquement mal et malheureux quand je fais ce genre de travail. Je n’arrive plus à dormir, notamment. Se gâcher la vie à faire un travail qui ne vous semble pas bon, ça ne vaut pas le coup. Et le commanditaire lui non plus, n’a rien à y gagner.
Quel avenir pressentez-vous pour le graphisme, si ce type de commanditaires continue d’augmenter et que l’influence du marketing devient plus prégnante ?
En effet, j’ai le sentiment que les gens du marketing font désormais tourner le monde. Ce sont des personnes qui ont de toutes autres ambitions que les nôtres. L’enjeu est désormais : « Comment puis-je maximiser le profit ? ». Mais il y a des exceptions. Pour moi, en ce moment, ce n’est pas un problème. Quand j’étais jeune, j’étais quelqu’un de timide, je n’étais pas très assuré quand je m’exprimais. Mais on se rend vite compte que les gens qui réussissent sont ceux qui sont à l’aise pour s’exprimer. Le design ne fait pas tout, vous devez être capable de raconter une histoire… Vous devez convaincre les autres, c’est important de pouvoir défendre votre travail.
Sur quels projets avez-vous le plus aimé travailler ?
J’ai apprécié celui pour le NAI. C’était un projet très spécial pour moi à cet âge-là(2), surtout que les identités sont dans l’air du temps en ce moment. Je trouvais fantastique l’idée du directeur du NAI qui a demandé « Comment, en une semaine, peut-on fusionner trois institutions en une ? ». C’est impossible ! Il aurait fallu une année entière pour préparer une transition. Mais en même temps, la fusion devait être visible pour le monde extérieur et cette idée était très séduisante. Je ne sais pas comment mais j’ai tout de suite su que je devais utiliser un matériau existant parce qu’autrement, il aurait fallu le jeter, puis en commander de nouveaux pour l’année de transition, puis tout jeter à nouveau. J’avais donc à ma disposition trois boîtes avec des imprimés du NAI, du Premsela et de la Platform. Nous avons fabriqué des autocollants que nous devions coller par dessus, comme une pellicule entre le passé et le futur. J’ai aussi aimé communiquer avec des personnes qui faisaient partie de mon monde. J’adore travailler avec des personnes qui partagent ma manière de penser. J’ai aussi aimé le fait de séduire le public, que les gens apprécient ce qui a été fait. On a besoin évidemment de l’approbation des tiers, si l’on se tue au travail, que personne ne dit rien et que l’on n’a aucun retour dessus, ce n’est pas bon…
Dans le milieu du graphisme, il faut souvent faire des compromis et prendre en compte les attentes des clients. Arrivez-vous à les concilier avec vos envies ?
Je ne peux pas travailler si je n’ai pas mon mot à dire. Il faut bien évidemment convaincre le commanditaire mais je crois que l’on doit avant tout se convaincre soi-même. Et l’on doit bien sûr se mettre à la place du public, ce n’est pas la même chose de travailler pour des enfants ou pour le milieu de la mode. Mais je le répète, car c’est l’idéal que je poursuis : il faut rester le plus fidèle possible à soi-même. Il arrive que l’on fasse des compromis mais je dois dire que je n’en faisais pas beaucoup à mes débuts, j’étais plutôt intransigeant. J’ai souvent renoncé à des projets à cause de ça.
Qu’est-ce qui vous nourrit en dehors du graphisme ?
En réalité, je ne suis pas un fana de graphisme, donc j’aime tout. La musique, la nature, beaucoup d’autres choses. Mais j’aime travailler, je suis un accro du boulot, c’est évident.
Vous êtes très impliqué en tant qu’enseignant. Qu’avez-vous tiré de votre propre formation ? Vous a-t-elle aidé dans votre développement en tant que graphiste ?
Je ne pensais pas intégrer une école d’art en premier lieu. La première année, nous avons eu un professeur que je trouvais tellement nul que je me suis demandé si j’allais continuer ma scolarité dans cette école. Puis il a été remplacé par un autre professeur et ce fut une joie d’assister à ses cours tellement c’était inspirant. Il parlait davantage de musique, des beaux-arts, de littérature… J’ai plus appris de lui en littérature que durant mes années de lycée. Ce fut aussi la première personne, hormis mes parents, à croire en moi. Comme j’étais dyslexique, j’avais toujours le sentiment que je faisais mal les choses et puis tout à coup, il y avait quelqu’un qui me disait « J’aime bien ce que tu fais ». C’est incroyablement stimulant quand quelqu’un croit en vous. Je pense qu’il est important de trouver quelqu’un qui croit en vous, j’ai eu beaucoup de chance de le rencontrer.
Qu’est-ce que vous apporte l’enseignement ?
Je pense que le fait d’être enseignant m’aide sûrement. C’est la meilleure façon de progresser que de rester en contact avec de jeunes gens, de voir comment ils prennent des décisions, comment ils osent faire autrement. Oser est ce qu’il y a de plus important dans la vie, même pour un designer. Il arrive parfois que l’on ait des idées fantaisistes et qu’on ne les concrétise pas alors qu’on devrait, parce qu’alors, on a une expérience que l’on aurait pas eu si l’on en était resté au stade de l’idée. Voilà ce dont sont capables les jeunes et ce qui me donne de l’énergie. S’ils osent faire quelque chose, pourquoi pas moi ? L’enseignement est un échange et j’ai le sentiment d’en tirer plus profit qu’eux !
Auriez-vous un conseil à donner à un jeune graphiste ?
Oui, suivez vos envies et votre instinct. Ce n’est pas suffisant que quelqu’un d’autre croit en vous, vous devez croire en vous-même. C’est le plus difficile et j’espère que vous y parviendrez. Et je crois que dans la vie – mais aussi dans le design – on a besoin de comprendre ses propres principes : qu’est-ce que vous aimez faire et qu’est-ce qui vous différencie des autres designers ?
(1) Printed Matter, Hyphen Press, 2010, pages 195-196
(2) 2013