and I made a book about it, interviews with dutch designers
Book with the interviews of twelve dutch designers: Joost Swarte, Max Kisman, Cobbenhagen Hendriksen, De Designpolitie, Ben Bos, Lenoirschuring, Mevis & Van Deursen, Joost Grootens, Peter Bil’ak, Karel Martens, Patrick Doan and Martin Majoor
fr/en Martin Majoor
18-3-14
mené avec Tobias Holzmann
En tant que typographe, on a dû souvent vous demander : pourquoi créer des typographies ? N’y en a-t-il pas suffisamment ?
Il n’y en aura jamais assez… Tout ceci est lié à la mode, la technique, la tradition. Pourquoi continue-t-on de fabriquer de nouvelles chaussures ? Ce n’est pas parce que les vieilles chaussures sont usées et que vous devez en acheter de nouvelles pour les remplacer, c’est surtout parce qu’elles sont à la mode. On ne voit pas le même genre de chaussures que l’on voyait il y a quelques années. Les chaussures ont pourtant la même fonction : elles doivent vous permettre de marcher, l’intérieur reste identique, il n’y a que l’extérieur qui change. C’est pareil pour les typographies. En 650 ans, les typographies sont restées les mêmes pour la simple et bonne raison qu’un « a » devait ressembler à un « a ». Les techniques ont évolué — des caractères métalliques à la photocomposition au numérique — mais pas les lettres. C’est aussi une question de mode : certaines personnes demandent plus de typographies light ou sans serif parce que c’est à la mode. Il en sera toujours ainsi. On aura toujours besoin de nouvelles typographies comme on aura toujours besoin de nouvelles chaussures.
Vous avez dit à propos de l’usage d’une typographie que « cela avait à voir avec le talent du graphiste et non du typographe ». Quelle est donc la part de responsabilité du typographe ? Quel défi y a-t-il à créer une typographie ?
J’ai dit cela parce que je sais que si l’on est un très bon graphiste, on peut faire de très belles choses avec de l’Helvetica. Mais si l’on est très mauvais, on aura beau utiliser la plus belle des typographies, je cite toujours le Scala — c’est une blague bien sûr —, on arrivera quand même à un résultat navrant. Mais je ne peux empêcher un mauvais typographe de produire des polices de caractères, comme je ne peux empêcher un mauvais graphiste de les utiliser. Donc, je pense que le typographe doit simplement produire les meilleures typographies possibles qu’il ou elle puisse faire. Quand quelqu’un veut une bonne typographie, je la lui fournis avec le kit indispensable. Ce qu’un graphiste va en faire, ce n’est pas mon problème. Je ne peux pas l’influencer et je n’en ai pas envie. Je suis content quand des graphistes utilisent une de mes typographies pour créer quelque chose de beau mais je ne peux pas les blâmer quand ils la malmènent. Quand on créé une typographie, on la met à disposition du plus grand nombre et on doit être préparé à ce qu’il en soit fait un mauvais usage.
Selon votre philosophie, une typographie sérif précèdera toujours la typographie sans sérif. Vous arrive-t-il de modifier une typographie serif après avoir travaillé sur une sans serif ? D’en changer des éléments ou des détails ?
Non.
Vous considéreriez donc que la version serif est aboutie ?
De mon point de vue, il est logique de créer une typographie sans serif à partir d’une serif. J’ai bien en tête la construction d’une typographie serif et donc je peux très facilement faire une sans serif sans avoir dessiné sur papier la typographie serif. Mais ce qui est malheureux, c’est que trop souvent, dans le milieu de la typographie, les gens se mettent à créer une sans serif parce qu’ils veulent qu’elle ressemble à de l’Helvetica ou à je ne sais quel autre caractère, sans en comprendre les origines. Et ça je ne peux pas l’accepter. Selon moi, il n’y a pas pire que la typographie Arial, qui est la copie d’une copie. J’en plaisante avec Erik Spiekermann, qui a créé la typographie Meta Sans. Meta Serif a été créé vingt ans plus tard. Je l’ai alors taquiné : « Erik, tu ne peux pas créer une serif à partir d’une sans serif ». Il vaut mieux en rire, bien sûr. Lui peut faire ce genre de choses parce qu’il a assez de pratique. Mais ce n’est pas logique. C’est bien plus logique de passer les trois quart du temps à faire la serif et n’en consacrer qu’un quart à la sans serif.
Comment tirez-vous parti de votre expérience dans votre travail ?
Toutes les expériences que vous accumulez, vous les mettez à profit pour créer une nouvelle typographie. En ce moment, je travaille sur le Questa avec Jos Buivenga et je me sers de mon expérience pour avancer sur ce projet. Et Jos en fait de même. Nous espérons donc aboutir à une très bonne typographie. Quand j’ai créé le Seria, je voulais faire une version plus littéraire et plus chaleureuse que le Scala. Mais j’avais aussi d’autres idées. Vous pouvez créer le Scala et dire que dans dix ans, quand vous aurez de nouvelles idées, vous la modifierez. Mais je ne pense pas que ce soit une bonne idée. Si vous créer quelque chose après coup, alors c’est une nouvelle création. Un typographe ne devrait jamais envisager de faire une version Plus ou Next, ou quoi que ce soit, d’une version existante.
À propos de votre manière de travailler, qu’est-ce qui initie la création d’une typographie, la forme ou bien l’intention ?
Tout dépend du contexte. Lorsque je crée une typographie et que je travaille sans contraintes, c’est une question d’intention : créer la meilleure typographie possible que j’ai en tête à ce moment là. La forme suivra automatiquement. Mais si je dois répondre à une commande, comme par exemple en 1994 pour l’opérateur téléphonique allemand, il faut tenir compte des contraintes. Il faut que ce soit imprimé en petits caractères, que ce soit lisible, que cela puisse supporter une impression à grande vitesse. Vous pouvez vous servir de toutes ces contraintes pour créer une typographie qui réponde à la demande. La forme devient alors plus importante. Les contraintes techniques vous obligent parfois à créer des formes que vous n’aimez pas.
Donc, d’un point de vue théorique, il serait possible de créer des typographies sans aucune intention préalable.
Oui. Beaucoup de typographes commencent par gribouiller une page blanche et l’idée leur vient ensuite : faisons-en une typographie. Il n’y a aucun but. Et peu importe si cela ne rapporte rien financièrement, ils auront pris plaisir à le faire.
En graphisme, il y a toujours eu un débat à propos de la relation entre la forme et la fonction, est-ce le cas pour la typographie ? Dans notre école, on nous incite à creuser le concept d’un projet. Faire du beau pour du beau, c’est trop facile.
Oui, mais qu’y a-t-il de mal à ça ? Je ne suis pas d’accord, je pense que si l’on veut faire quelque chose de beau, il ne faut pas se freiner. Pourquoi le devrait-on ? Et si vous seul(e) trouvez ça joli, qui donc a le droit de vous dire que vous ne pouvez pas le faire ? Je trouve cela absurde. On accorde aujourd’hui trop d’importance à l’aspect conceptuel d’un projet. Si vous faites quelque chose qui n’est pas conceptuel (quelque soit la définition que l’on attribue à ce terme, moi je n’en ai aucune idée), si vous ne placez pas le terme conceptuel dans votre présentation ou dans tout autre brief, alors il n’aura aucune valeur parce qu’il manquera de « concept ». Je ne crois pas à l’art conceptuel, par exemple. Vous pouvez vous contenter de créer un concept et c’est bon. Cela vous dispense de créer de l’art parce qu’une fois que vous avez le concept, l’art n’est plus nécessaire. Quand quelqu’un a envie de faire quelque chose sans raison, sans se baser sur aucun concept, qu’il ne se retienne pas. Cela peut mener à plus, à d’autres choses, des choses plus belles. Je pense que la plupart des gens qui privilégient la partie conceptuelle sont d’une certaine manière effrayés, ils n’ont pas confiance en eux. Ils ont besoin d’un concept autrement ils se sentent perdus.
Un point intéressant à propos de la conception du caractère Seria : Hector Obalk vous a demandé s’il est possible de créer une sorte d’italique inclinée, ce à quoi vous avez répondu non. Mais vous avez eu l’idée d’un italique redressé. Pourquoi, d’un côté, pensez-vous que ce n’était pas possible et pourquoi, d’un autre côté, votre version l’était-elle?
Parce que cela a à voir avec la manière dont est construit une typographie. Quand on parle du roman ou de l’italique, la plupart des gens pensent que le roman est droit et l’italique incliné. Et c’est faux, cela n’a rien à voir. Vous pouvez faire un roman incliné mais vous pouvez tout aussi bien faire un italique redressé. Mais si vous faites un italique incliné, ce qui est assez commun, c’est encore plus laid d’accentuer l’inclinaison. Il faut rester dans la fourchette de 0-15 degrés d’inclinaison pour un italique.
Pour le projet Questa, vous avez dessiné un « y » inversé. Dans quels cas choisissez-vous de contourner les règles typographiques ?
Nous faisons les choses telles que nous avons envie de les faire, tout simplement. Nous avons pris cette liberté parce qu’il n’y avait personne pour nous dire comment faire. Ce n’est pas logique mais si ça vous plaît, pourquoi ne pas le faire ? Vous devez savoir comment sont les lettres, en tenant compte de la calligraphie, des règles ou de l’histoire, mais si ça ne vous plaît pas, vous pouvez faire autrement. Et parfois, c’est bien plus intéressant de procéder ainsi. Nous pouvons faire des typographies très classiques mais il arrive que nous leur ajoutions des éléments qui sortent de l’ordinaire, ce qui les rend reconnaissable. C’est quelque part tout à fait innocent. Il y a des exemples dans le passé de lettres qui sont bizarres mais qui n’en sont pas moins lisibles. Ce n’est pas qu’une histoire de structure de la lettre. Pour moi, tant que vous pouvez lire un texte ou des mots, c’est bon. Si vous remplacez dans un texte la lettre « a » par un signe bizarre, ça n’empêchera pas la plupart des gens de le lire parce qu’ils comprendront à partir du contexte qu’il s’agit d’un « a ». Quand on me dit « Tu ne peux pas faire comme ça ! » Je réponds : « Très bien, je ne compte pas changer quoi que ce soit, alors que fait-on ? Vous allez m’envoyer en prison ? Je n’ai plus le droit d’être dessinateur de caractères ? » Nous vivons dans un monde libre !
Qu’est-ce qui vous nourrit en dehors du graphisme ?
Je suis de nature paresseuse. Vraiment. Si je peux me dépêcher de finir les choses pour avoir le temps de rester simplement assis sur mon canapé à ne rien faire, je le fais. Mais je n’en ai jamais le temps parce qu’il y a tellement d’autres choses à faire ! Donc, d’une certaine manière, la paresse est peut-être mon activité favorite.
Essayez-vous de ne pas trop marquer une typographie de votre personnalité quand vous la concevez ?
Quand je conçois une typographie, je ne me demande pas si je vais la marquer de ma personnalité ou non. Peu importe s’il y a un peu de moi-même ou non dans la typographie. Je conçois simplement ce qui me plaît. J’y mets certainement un peu de moi-même. Mais je ne le fais pas de manière consciente. J’ai bien évidemment mes préférences et influences. Ce sont elles qui définissent ce que j’ai envie de faire.
Dans la conception des typographies, quelle importance accordez-vous à l’écriture manuscrite (calligraphie, croquis…) ?
C’est très important. C’est le point de départ d’une typographie. Les gens qui débutent dans la typographie commencent certainement par faire de la calligraphie. Il n’y a qu’ainsi que vous pouvez comprendre pourquoi une typographie est comme elle est. Mais en tant que typographe, je suis maintenant assez aguerri pour obtenir sur ordinateur le résultat escompté, sans avoir fait beaucoup de croquis au préalable. Si vous faites un « n », vous avez aussi un « m » et un « h » et un « u » et un « i » et un « j » et cetera et cetera. C’est un processus très rapide. Cela peut me prendre des années pour concevoir une typographie. Je vois des jeunes dessinateurs dans mon entourage qui peuvent programmer comme des machines : ils conçoivent des nouvelles typographies chaque mois, des familles entières, et tout ce qui va avec. Mais la plupart de ces typographies ne sont pas cristallisées. Elles ne sont pas matures, elles ne sont pas choyées. Seuls l’expérience et le temps permettent d’arriver à des choses abouties. Le dessin de caractères demande du temps.
Auriez-vous un conseil à donner à un jeune graphiste ?
De prendre son temps [rires]. Cette question donne des lieux communs tels que « écoute ton cœur » ou « ne laisse personne te dicter ce que tu dois faire », « oppose toi aux enseignants, ne crois pas les enseignants », etc. Je sais que, pour ma part, lorsque j’étais étudiant, nous avions des débats agités avec les enseignants. J’ai étudié à Arnhem, à l’école d’art. C’était l’époque où le Bauhaus était encore l’école dominante. Il fallait être à la fois photographe, illustrateur, typographe, graphiste. Toute ma vie, j’ai dessiné, jusqu’à ce que je tombe sur la typographie. J’ai alors voulu faire des typo-graphies. On m’a dit « Non, tu ne peux pas » mais j’étais déterminé à le faire quand même. Je ne veux pas que l’on décide à ma place. Il faut être déterminé. Mais tout le monde ne peut pas l’être car beaucoup ne savent pas ce qu’ils veulent. On accomplit les choses avec davantage de facilité lorsqu’on sait ce que l’on veut.