and I made a book about it, interviews with dutch designers
Book with the interviews of twelve dutch designers: Joost Swarte, Max Kisman, Cobbenhagen Hendriksen, De Designpolitie, Ben Bos, Lenoirschuring, Mevis & Van Deursen, Joost Grootens, Peter Bil’ak, Karel Martens, Patrick Doan and Martin Majoor
fr/en Peter Bil’ak
30-10-13
Quelles sont les fonctions et les significations de la typographie ?
Eh bien, la fonction première de la typographie est de capturer le langage. La langue parlée est une forme naturelle de communication, mais elle n’a pas de forme, à moins d’être enregistrée. Les langages sont vieux de plusieurs millions d’années mais leur forme écrite est beaucoup plus récente. Le dessin de caractères fournit des moyens de capturer la parole et de se rapprocher de la diversité des voix. C’est purement et simplement en cela que consiste la typographie. Elle matérialise le langage. Elle le diversifie également : on pourrait assimiler une typographie à une voix, il en existe de multiples. La typographie rend compte de l’information brute tout en lui ajoutant une dimension émotionnelle ou fonctionnelle. Les typographies donnent donc un ton particulier au contenu.
En tant qu’enseignant, vous ne vous attardez pas sur le côté pratique et technique de la typographie (du moins, dites-vous, ce n’est pas la dernière étape). Comment donc, selon vous, doit-on penser le design ?
Vous savez, chaque chose doit être remise dans son contexte. Je ne m’attarde pas sur le côté pratique ni sur les compétences d’exécution parce qu’il y a d’autres professeurs qui s’en chargent mieux que moi. Ce sont des enseignements qu’on ne doit évidemment pas négliger, mais je profite que mes étudiants étudient avec d’autres la gravure sur pierre, la calligraphie, la programmation et l’édition de fontes sur ordinateur pour leur enseigner d’autres choses. J’aide mes étudiants à voir ce qu’ils peuvent faire des compétences qu’ils ont acquises, parce qu’au final, cela vous prend beaucoup de temps de les acquérir mais aussi de les maîtriser. Je pense qu’il s’agit là d’un autre degré de maîtrise, de savoir se servir au mieux de ses compétences et de déterminer quelles sont ses propres motivations. Dans ma classe, nous cherchons ce qui fait que certaines choses sont particulièrement intéressantes, et cela n’a rien à voir avec les compétences du créateur. C’est pareil pour l’écriture. Vous pouvez avoir un vocabulaire de qualité, maîtriser la grammaire, connaître le langage sans que cela fasse jamais de vous un bon écrivain. Vous devez avoir une histoire à raconter. C’est elle qui fera de vous un créateur. Vous devez avoir un intérêt pour quelque chose, vous devez chercher toujours plus loin pour trouver ce qui n’a pas encore été fait. Ça ne s’apprend pas facilement. C’est quelque chose que l’on porte en soi. Je ne peux pas dire aux gens ce qu’ils sont censés chercher mais je peux peut-être les aider en leur posant des questions qui leur permettront de découvrir ce qu’ils désirent faire. J’essaie de leur apprendre, à travers différents exercices, à être le plus proche d’eux-mêmes.
Du fait de votre parcours, d’avoir vécu à l’étranger, vous semblez avoir développé un intérêt pour le langage, lequel a influencé votre travail. Pouvez-vous m’en dire plus à propos de ce lien entre le langage et la typographie ?
Il n’y a pas que le langage. Je pense que toute chose qui nous entoure est susceptible de nous affecter. Elle devient partie intégrante de notre être et forme ce que l’on devient. Les fréquentations, le pays dans lequel on vit, tout cela nous confronte à différentes manières de penser qui peuvent nous entraîner hors de notre zone de confort. Je pense que le fait de vivre à l’étranger accélère le développement personnel. Et c’est lorsqu’on ne fait pas les choses telles qu’on nous les a apprises qu’il faut se poser les questions suivantes : « Pourquoi vaut-il mieux faire ainsi ? Pourquoi les gens font-ils autrement ? ». J’ai eu la chance de vivre à différents endroits, ce qui m’a donné matière à comparer ; j’ai alors pu choisir ce qui me correspondait le mieux. Et puis, étant donné que le langage est un thème central dans mon travail, je pense qu’il est important que j’en parle assez pour comprendre d’autres langages. Je comprends alors ce que signifient les lettres, comment elles sont utilisées, le contexte… c’est important d’avoir une vision plus étendue.
À quel point le langage et sa compréhension jouent-ils un rôle dans votre perception de la forme des lettres ?
La question de la compréhension est très pertinente parce cela suppose deux choses. J’ai beaucoup affaire aux langues non latines, que je ne parle pas. Ce n’est pas beaucoup plus différent que de dessiner du Latin — je ne parle pas non plus la langue latine. L’écriture latine m’est familière parce que c’est ce que je côtoie depuis mon enfance. Et si vous vous plongez dans d’autres écritures, il n’est pas nécessaire de connaître la langue mais vous devez savoir comment elle fonctionne. Vous devez savoir que c’est avant tout un système alphabétique. Vous devez connaître les règles de l’alphabet. Comment les différentes combinaisons de lettres se combinent et se recombinent ? Quelles sont les combinaisons de base ? Quelles sont les plus fréquentes, les moins fréquentes ? Il faut également connaître son histoire culturelle, parce qu’au final, le contexte et la culture sous-jacente à ce contexte sont très importants. Prenons à titre d’exemple la langue arabe. La langue et l’écriture sont deux choses bien distinctes. L’écriture arabe est également utilisée pour des langues non arabiques et toutes ces langues ont des traditions d’écriture différentes. Il est donc important de répertorier toutes les possibilités ; vous pouvez alors choisir parmi toutes ces formes et les rendre employables à tel ou tel endroit du globe. Autrement, si vous n’êtes pas conscient de cela, vous risquez de vous retrouver avec une idée faussée de l’écriture de telle ou telle langue. Travailler des langues étrangères prend donc beaucoup plus de temps parce qu’en plus de les dessiner, il faut faire des recherches ; je dirais que, dans mon cas, je passe 90 % de mon temps à faire des recherches et un petit pourcentage à dessiner. Je peux dessiner rapidement mais je dois savoir quoi dessiner et ce qui m’a conduit à faire ces choix. Et c’est en ayant une bonne vue d’ensemble que l’on parvient alors à faire des choix de forme. Qu’est-ce qui a déjà été fait ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ? Quelles sont les préférences culturelles ? Les technologies ont-elles eu une influence ? Quelles sont les différentes évolutions de tendance et de mode ? Je pense qu’un créateur doit se tenir au courant de tout cela.
Considérez-vous alors la lettre pour sa forme plutôt que pour sa sonorité ou sa signification ?
Oui, prenons l’exemple d’Eudald Pradell, qui était un typographe et un imprimeur des plus prolifiques et des plus reconnus de l’histoire espagnole. Pradell a créé de magnifiques typographies au XVIIIe siècle pour le monde de l’imprimerie. C’était un homme illettré. Il était donc capable de produire des formes alors même qu’il ne les lisait pas, ce qui signifie qu’il y a bien une différence entre lire et dessiner, qui sont deux activités distinctes. Il comprenait les formes et savait comment les combiner ; la connaissance de la langue – même si cela facilite le travail – peut toutefois éloigner de l’essentiel. En effet, il est à mon avis difficile de se concentrer sur la typographie lorsqu’on commence à s’intéresser au sens. Cela peut aller du noir au gris, on peut comprendre la couleur mais au bout du compte, le sens prend forme dans l’imagination de chacun. Si l’on s’en tient à regarder les formes, c’est une manière différente de regarder.
Dans vos projets de magazines (Dot Dot Dot et Works that Work), de même que dans votre approche de l’enseignement, il semble que vous considériez toute spécialisation comme une restriction. Selon vous, le design s’applique à un champ bien plus large.
C’est une question dense. Je donnerai deux réponses. Je pense que la spécialisation et l’attitude professionnelle sont deux choses importantes dans notre société. Si vous vous rendez chez le médecin, vous voulez être certain que celui-ci saura de quoi il parle. Cependant, cela ne fonctionne pas si bien dans le monde de la création parce que, pour chaque projet, nous essayons de réinventer les choses. Chaque projet est une nouvelle question et chaque nouvelle question doit appeler une réponse différente. Il est donc assez restrictif d’apporter la même réponse à toutes les questions. Ce qui me motive, c’est de voir que les projets sur lesquels j’ai le plus aimé travailler sont souvent ceux de mes débuts. Je n’étais encore qu’un étudiant et je n’y connaissais pas grand chose. Mais même si je ne faisais qu’essayer et explorer, faisant des erreurs, je produisais tout de même quelque chose et m’amusait vraiment. J’ai tenu à garder le même état d’esprit dans mon travail et je continue d’éprouver ce sentiment. J’y suis notamment parvenu en incluant d’autres disciplines dans mon travail. Je trouvais davantage stimulant et intéressant de faire des projets pour lesquels, il faut le dire, je n’étais pas vraiment prédisposé, et d’avoir la force de me mettre constamment en situation d’apprentissage. Quelqu’un d’autre devrait le faire, mais parce que vous apportez un regard complètement différent, vous pouvez aboutir à des résultats plus personnels. Lorsque j’ai travaillé avec un chorégraphe pour une compagnie de danse, je dois avouer que je n’étais pas vraiment expert en la matière. Je ne suis ni chorégraphe, ni danseur. Mais mon travail, c’est de faire du design — ce qui signifie que je m’adresse à un public, que je créé des formes de communication — et je peux apporter cette expertise au monde de la danse. Et bizarrement, il y a assez de similitudes entre les deux. La performance en danse est une forme de communication, avec un public et une performance en temps réel, et d’une certaine manière vous avez un message à faire passer et vous devez vous assurer que le résultat final corresponde aux intentions de départ. Que je fasse le design d’un livre, d’une typographie ou d’une performance de danse, l’enjeu reste le même c’est-à-dire qu’il faut faire en sorte que le rendu soit fidèle aux intentions de l’auteur. C’est aussi simple que ça.
De Dot Dot Dot (« On peut trouver du design dans d’autres disciplines dites créatives » (film, musique)), à Works That Work (« on trouve de la créativité dans la vie de tous les jours »), votre perception des limites de la créativité a évolué. Comment êtes-vous parvenu à cette conclusion ?
L’évolution d’un projet dépend de la manière dont on le commence et de la façon dont on voudrait le terminer. Dot Dot Dot a été un projet important car j’ai pu voir comment fonctionnait un magazine et comment gérer du contenu. J’ai beaucoup appris et j’ai apprécié la collaboration avec Stuart Bailey. Mais aujourd’hui, avec un peu de recul, je vois aussi les ratés. Bien souvent, le matériel était mal édité si bien qu’il était trop obscur, trop abstrait, trop difficile à comprendre. Mais ce n’était pas voulu ! L’ennui, c’est que nous ne savions pas très bien comment améliorer le texte et le matériel. Il y a probablement des choses que nous aurions dû ne pas publier, des choses qui manquaient de clarté, même pour nous ! Alors oui, Dot Dot Dot a certainement été un tremplin pour Works that Work. On pourrait presque parler d’un phénomène de réaction, chaque projet réagit au précédent. Je savais alors que je voulais un contenu plus facile et plus agréable à lire. Maintenant, si quelque chose n’est pas assez clair ou assez fort, elle n’a pas lieu d’être. C’est très simple. Il existe plusieurs niveaux d’édition pour rendre quelque chose publiable et lisible pour les gens. Les écrivains comptent toujours sur les éditeurs pour mettre en forme le message et le rendre accessible à un large public. Et nous les y aidons. Works that Work est donc un magazine plus accessible. Son contenu est beaucoup plus clair et compréhensible. Je pense que Works that Work propose des idées fortes. Tellement fortes qu’elles sont accessibles aux personnes qui ne sont pas designers. C’est presque un magazine pour les néophytes. Tout ce qui a été fait a été pensé, la créativité n’est pas le monopole des designers ou des artistes, c’est quelque chose qui est utilisé par presque tout le monde. Quelle que soit la profession, lorsque l’on fait les choses sérieusement, on réinvente alors purement des méthodes et des outils et ce faisant on est créatif. Nous sommes à la recherche d’exemples de cette créativité inattendue, qui surgit ici et là.
Qu’est-ce qui vous nourrit en dehors de la typographie ?
C’est difficile de trouver quelque chose d’inintéressant. La typographie m’occupe beaucoup au studio mais ce n’est pas toute ma vie. J’aime la nature, manger, j’aime des tas de choses. Si on y prête attention, tout peut devenir une source d’inspiration. Il faut simplement ouvrir bien grands ses yeux. Cela peut être des choses toutes simples comme remarquer la manière de cuisiner d’un restaurant, l’association d’images, le fait de visiter de nouveaux lieux… Les gens se disent qu’il est plus facile de trouver de l’inspiration dans des endroits nouveaux, c’est plus difficile quand on se trouve dans son propre environnement. C’est comme la photographie : c’est plus facile de faire de superbes photos lorsqu’on va au Tibet, en Patagonie ou dans tout autre endroit présentant des sites incroyables. Mais que photographie-t-on chez soi ? Les gens se disent qu’il n’y a rien d’intéressant. Eh bien non, on devrait trouver tout autant d’intérêt aux choses qui nous entourent, pas besoin de voyager pour ça. On ne perçoit pas cette beauté des choses lorsque l’on vit au Tibet, parce qu’elle est banale. Que photographieriez-vous si vous étiez un Tibétain en visite à la Haye ? Probablement d’autres choses, complètement différentes. C’est pour cela que je me force à voir les choses comme si c’était la première fois, comme si j’étais étranger. C’est en essayant de changer son point de vue, de le déplacer, que l’inspiration surgit, naturellement.
En tant que typographe, vous créez un matériel destiné à être utilisé et réinvesti par les graphistes. Quel effet cela vous fait-il ?
Je n’ai aucun souci avec ça. Je dis toujours que la typographie est un produit partiel qui ne devient complet qu’une fois utilisé par quelqu’un d’autre. On fabrique des outils pour que les autres en tirent quelque chose. Robin Kinross tourne mieux les choses, il compare les typographies à des briques. Nous ne sommes pas des architectes, nous créons de tout petits éléments à partir desquels on pourra faire tout et n’importe quoi. Et ces briques n’imposent pas une matrice de ce que l’on devrait construire avec, elles sont simplement des matériaux de construction très solides. J’ai donc conscience de cela, et je sais aussi que parfois, je travaille sur un caractère de labeur, je le teste dans l’environnement d’un livre alors qu’il sera peut-être utilisé autrement, et ça me va. J’essaye de faire mon travail le mieux possible, mais le bon ou mauvais usage de mes typographies ne relève pas de ma responsabilité. On ne peut pas prédire et contrôler le résultat. On ne saura qu’à la fin si telle chose se vendra bien ou non, de quelle manière on s’en servira. Je recense des exemples et c’est intéressant de voir ce que les gens font avec les typographies, le résultat peut être surprenant. Bien souvent, c’est absolument étonnant, je n’y aurais jamais pensé. Et je pense que c’est une bonne chose. C’est comme quand les lecteurs d’un livre découvrent des idées tout à fait différentes de celles de l’écrivain. C’est bien plus riche, ils font le lien avec leurs propres expériences et ils en font quelque chose de complètement différent. Les typographies ont elles aussi cette capacité.
Ce qu’il y a également d’agréable dans le travail de typographe, c’est qu’on crée un produit de longue durée. Contrairement au graphisme qui est quelque chose de très éphémère, les typographies perdurent des années durant et sont réinventées. Elles sont oubliées puis redécouvertes et utilisées alors à des fins différentes. Cela fait ressentir une certaine responsabilité : comment puis-je créer aujourd’hui quelque chose qui puisse être utilisé après ma mort ? C’en est d’ailleurs une, parce que si l’on regarde les typographies que l’on utilise en ce moment, ce sont bien souvent des typographies qui ont été créées par des personnes qui sont aujourd’hui décédées, et elles sont toujours pertinentes et intéressantes. La typographie a sa propre existence : comment elle évolue et ce qu’elle signifie pour d’autres personnes. Cela fait partie du travail.
Auriez-vous un conseil à donner à un jeune designer ?
Je ne peux pas donner de conseils à quelqu’un que je ne connais pas — j’ai déjà du mal à en donner à ceux que je connais. Mais avec le temps, j’ai remarqué que les gens oublient la chose suivante : quand on passe du temps sur quelque chose, on devient bon, on travaille alors de nouveau sur quelque chose de semblable et on finit par ne faire que ça. Par exemple, si l’on passe du temps à faire quelque chose de secondaire, dans le but de payer ses factures par exemple, on finira par exceller dans cette tâche secondaire, et pas dans ce que l’on veut réellement faire. Les gens vous solliciteront pour des choses que vous ferez à un instant T et ce sera très difficile de leur expliquer que ce n’est pas ce que vous êtes censés faire. Il est donc important de comprendre que ce que vous faites maintenant est très important, et vous devez choisir avec discernement ce que vous faites parce que vous serez probablement coincés ensuite. Vous savez, ce que je suis en train de faire aujourd’hui découle de ce que j’ai choisi de faire il y a dix ans. Je n’avais pas d’idées arrêtées, mais je dessinais des caractères ou j’écrivais. On finit simplement par se perfectionner. On en fait plus et encore plus.